Souvent réduite à son rôle de poumon économique de la Belgique et à son activité portuaire titanesque, Anvers est une ville qui cultive le paradoxe avec une élégance rare. C’est une cité où le fracas des conteneurs ne parvient jamais à troubler la quiétude des ruelles médiévales, et où l’avant-garde de la mode côtoie des traditions séculaires.
Deuxième ville du pays, elle dégage une atmosphère cosmopolite unique, héritée de son Âge d’Or au XVIe siècle, lorsqu’elle était le centre du commerce mondial.
Pourtant, derrière ses façades à pignons et ses places pavées, la ville dissimule des histoires fascinantes qui échappent souvent au visiteur pressé.
Résumé des points abordés
Une légende sanglante aux origines du nom
L’histoire d’Anvers commence par un mythe, une histoire de géant et de bravoure qui est littéralement inscrite dans l’étymologie supposée de la ville.
Bien avant que la cité ne devienne une plaque tournante du commerce international, les eaux de l’Escaut étaient, selon la légende, le territoire d’un terrible géant nommé Druon Antigoon. Ce colosse exigeait un droit de passage exorbitant à tous les navires qui souhaitaient remonter le fleuve.
Les marins incapables de payer ce tribut subissaient un châtiment atroce : le géant leur tranchait la main avant de la jeter sans ménagement dans les flots tumultueux de l’Escaut.
La terreur dura jusqu’à l’arrivée d’un légionnaire romain courageux, Silvius Brabo. Refusant de se soumettre à la tyrannie d’Antigoon, le soldat affronta le géant en duel. Au terme d’un combat épique, Brabo parvint à terrasser le monstre.
Pour marquer sa victoire et rendre justice aux victimes, il appliqua la loi du talion : il coupa l’énorme main du géant et la jeta à son tour dans le fleuve. C’est de ce geste libérateur que serait né le nom de la ville. En néerlandais, « main » se dit hand et « jeter » se dit werpen. La contraction des deux aurait donné Antwerpen (Anvers).
Cette légende est si ancrée dans l’imaginaire local qu’elle trône fièrement au cœur de la ville. Sur la Grand-Place (Grote Markt), devant l’Hôtel de Ville, une somptueuse fontaine en bronze sculptée par Jef Lambeaux en 1887 immortalise ce moment : on y voit Brabo, muscles tendus, s’apprêtant à lancer la main coupée vers la ville.
Bien que les linguistes et historiens penchent aujourd’hui davantage pour une origine liée à la topographie des lieux — le terme aanwerp désignant une jetée de terre s’avançant dans l’eau — les Anversois restent farouchement attachés à leur mythe.
C’est une histoire qui symbolise parfaitement l’esprit d’entreprise et de liberté de la ville : le refus des entraves au commerce et la victoire sur l’oppression.
Aujourd’hui, on retrouve ce symbole de la main partout, depuis les biscuits locaux (les fameuses « Main d’Anvers » en chocolat ou en biscuit) jusqu’aux logos de certaines institutions, rappelant en permanence que la ville s’est bâtie sur une volonté de libre circulation.
La cathédrale ferroviaire et son architecture éclectique
Si l’on arrive souvent dans une ville par sa gare, rares sont les destinations où le terminal ferroviaire constitue une attraction touristique supérieure à bien des musées.
La Gare Centrale d’Anvers n’est pas une simple station de transit ; c’est un monument à la gloire de l’ingénierie et de l’art, surnommé à juste titre la Cathédrale du Rail. Construite entre 1895 et 1905 à la demande du roi Léopold II, elle devait refléter la puissance industrielle de la Belgique et la richesse de sa métropole portuaire.
L’architecte brugeois Louis Delacenserie a conçu un édifice qui défie toute classification simple. C’est un chef-d’œuvre d’éclectisme, mélangeant avec audace des éléments néo-baroques, néo-renaisssance et même des touches inspirées du Panthéon de Rome.
Lorsqu’on pénètre dans le hall des pas perdus, le regard est immédiatement happé par la vertigineuse coupole qui culmine à 75 mètres de hauteur. L’utilisation profuse de marbre, de dorures et de pierre de taille confère au lieu une solennité quasi religieuse, justifiant pleinement son surnom clérical.
Mais le génie de cette gare réside dans son contraste saisissant. Si le bâtiment d’accueil est un palais de pierre ancré dans l’histoire, la marquise qui couvre les voies est une prouesse de fer et de verre, signée par l’ingénieur Clément Van Bogaert.
Cette structure métallique rouge offre une luminosité exceptionnelle aux quais, créant un dialogue visuel fascinant entre la lourdeur classique de la pierre et la légèreté industrielle du métal.
Il est intéressant de noter que la gare a failli disparaître dans la seconde moitié du XXe siècle, menacée par la dégradation de ses structures. Heureusement, une rénovation massive au début des années 2000 a non seulement sauvé le bâtiment, mais l’a transformé.
Des tunnels ont été creusés sous la gare historique pour permettre aux trains à grande vitesse de traverser la ville sans avoir à rebrousser chemin, faisant de ce monument du XIXe siècle un nœud stratégique du réseau européen du XXIe siècle. Elle est régulièrement citée dans les classements internationaux comme l’une des plus belles gares du monde, et chaque voyageur qui y pose le pied comprend instantanément pourquoi.
Le quartier carré où transite la richesse mondiale
À quelques pas seulement de cette gare majestueuse se trouve un quartier discret, ultra-sécurisé et pourtant visuellement modeste, qui pèse plus lourd économiquement que des pays entiers. C’est le quartier des diamantaires.
Sur une surface d’à peine un kilomètre carré, souvent appelée le Square Mile, se joue une partie essentielle de l’économie mondiale du luxe. Anvers n’est pas seulement une ville qui vend des bijoux ; elle est la capitale mondiale du diamant.
Les chiffres donnent le vertige et confirment cette suprématie qui perdure depuis plus de cinq siècles. On estime qu’environ 80% des diamants bruts de la planète et 50% des diamants taillés passent par Anvers pour y être expertisés, négociés ou vendus.
Contrairement à l’image glamour que l’on pourrait s’en faire, le quartier diamantaire n’est pas une succession de vitrines étincelantes ouvertes au grand public. C’est une ruche laborieuse, constituée de bourses d’échange, de laboratoires de gemmologie, de banques spécialisées et de bureaux de courtiers.
L’histoire d’amour entre Anvers et le diamant remonte au XVe siècle. C’est ici, dit-on, qu’un certain Lodewijk van Bercken aurait inventé la technique de taille du diamant à l’aide d’un autre diamant et d’huile d’olive, permettant pour la première fois de révéler l’éclat « feu » de la pierre.
Cette innovation a permis à la ville de supplanter Bruges et Venise. Aujourd’hui, quatre bourses du diamant opèrent dans ce périmètre restreint, fait unique au monde.
Ce quartier est également un microcosme culturel fascinant. Historiquement dominé par la communauté juive orthodoxe, dont on croise les silhouettes caractéristiques dans les rues Hoveniersstraat et Rijfstraat, le secteur a vu arriver ces dernières décennies une forte communauté indienne, notamment les Jaïns originaires du Gujarat.
Cette cohabitation harmonieuse, centrée sur le négoce et la confiance mutuelle (une poignée de main suffit souvent à sceller des contrats de plusieurs millions), fait d’Anvers un lieu à part. Bien que la concurrence de Dubaï ou de Bombay se fasse sentir, l’expertise anversoise et la transparence de ses protocoles de certification, comme le Processus de Kimberley, lui assurent encore une place de leader incontesté.
Un jardin zoologique classé monument historique
En sortant de la Gare Centrale, sur la droite, une autre porte monumentale attire l’attention. Elle ne mène pas vers un quartier d’affaires, mais vers un havre de paix inattendu en plein cœur urbain.
Il s’agit du ZOO d’Anvers, une institution qui force le respect non seulement par sa biodiversité, mais par son ancienneté. Fondé le 21 juillet 1843, il est l’un des plus vieux parcs zoologiques du monde encore en activité, juste après ceux de Vienne, Paris et Londres.
Ce qui distingue le zoo d’Anvers de ses homologues modernes, c’est qu’il est autant un musée d’architecture qu’un parc animalier. Se promener dans ses allées revient à feuilleter un livre d’histoire de l’art du XIXe siècle. Les concepteurs de l’époque voulaient offrir aux animaux des décors exotiques reflétant leur origine, ce qui a donné naissance à des bâtiments d’une beauté surannée et extravagante.
Le visiteur peut ainsi admirer le Temple égyptien, construit en 1856, qui abritait autrefois les grands mammifères africains comme les éléphants et les girafes, et qui est décoré de hiéroglyphes fantaisistes.
Tout aussi impressionnant est le bâtiment des reptiles, conçu comme un temple grec, ou la Volière des rapaces. L’ensemble du parc, avec ses jardins paysagers et ses pavillons, est classé monument historique.
Cela pose d’ailleurs un défi constant à la direction du zoo : comment moderniser les enclos pour le bien-être animal tout en préservant ce patrimoine bâti intouchable ? La réponse réside dans des rénovations ingénieuses qui étendent les espaces de vie tout en restaurant les façades d’époque.
Au-delà de l’esthétique, le ZOO d’Anvers joue un rôle scientifique de premier plan. Il gère les programmes d’élevage internationaux pour plusieurs espèces menacées, comme l’okapi (un animal emblématique de la faune congolaise, historiquement lié à la Belgique) ou le bonobo.
C’est un lieu de recherche active, prouvant qu’une institution née au XIXe siècle peut parfaitement embrasser les enjeux écologiques du XXIe siècle.