Article | Ce que contient vraiment le pergélisol qui fond

Imaginez un congélateur géant qui n’a pas été dégivré depuis des centaines de milliers d’années et qui soudainement, tombe en panne. Le pergélisol, ou permafrost en anglais, représente bien plus que de la simple terre gelée sous les latitudes nordiques.

C’est une capsule temporelle hermétique, un conservateur parfait qui couvre près d’un quart de l’hémisphère Nord, emprisonnant dans sa matrice glacée des éléments biologiques et chimiques dont l’humanité a oublié l’existence ou qu’elle ne soupçonne même pas.

Alors que les températures dans l’Arctique augmentent deux à trois fois plus vite que sur le reste de la planète, ce socle cryogénique se délite, transformant des sols autrefois durs comme du béton en marécages instables.

Ce processus, loin d’être anodin, libère progressivement des « invités » indésirables qui pourraient bouleverser nos écosystèmes, notre climat et même notre santé publique. Plongée au cœur d’une matière en pleine décomposition qui redéfinit l’avenir de notre planète.

Une réserve massive de gaz à effet de serre prête à s’embraser

La préoccupation majeure des climatologues concernant le dégel des sols arctiques réside dans leur composition chimique fondamentale. Pendant des millénaires, la végétation arctique a poussé, est morte, puis a été recouverte par la neige et la glace avant d’avoir pu se décomposer totalement.

Ce processus a piégé des quantités astronomiques de matière organique non dégradée. On estime aujourd’hui que le pergélisol contient environ 1 700 milliards de tonnes de carbone, soit presque le double de la quantité de carbone actuellement présente dans l’atmosphère terrestre.

Lorsque le sol dégèle, les micro-organismes, restés en dormance, se réveillent et commencent à métaboliser cette matière organique soudainement accessible. C’est un festin microbien à l’échelle continentale qui génère deux sous-produits principaux : le dioxyde de carbone (CO2) et, plus inquiétant encore, le méthane (CH4). Si le sol est sec, les bactéries produisent du CO2.

Mais dans les zones humides, saturées d’eau de fonte, c’est le méthane qui prédomine. Or, le méthane possède un pouvoir réchauffant environ 80 fois supérieur à celui du CO2 sur une période de 20 ans.

« Ce qui se passe dans l’Arctique ne reste pas dans l’Arctique. Les émissions de gaz issues du dégel du pergélisol ont le potentiel d’accélérer le réchauffement climatique au-delà de ce que les humains provoquent déjà, créant une boucle de rétroaction difficilement maîtrisable. »

Cette boucle de rétroaction positive est le cauchemar des modélisateurs climatiques : le réchauffement fait fondre le pergélisol, qui libère des gaz, qui augmentent le réchauffement, qui fait fondre encore plus de pergélisol.

Contrairement aux émissions industrielles que nous pouvons théoriquement réduire, ces émissions naturelles, une fois enclenchées à grande échelle, sont irréversibles à l’échelle de temps humaine. La stabilité thermique de notre planète repose donc en partie sur la capacité de ces sols septentrionaux à rester gelés.

La menace silencieuse des agents pathogènes anciens

Au-delà de la chimie atmosphérique, le sous-sol gelé abrite une menace biologique digne des meilleurs scénarios de science-fiction.

Le froid, l’obscurité et l’absence d’oxygène font du pergélisol un conservateur exceptionnel pour les structures biologiques, y compris les virus et les bactéries. Des agents pathogènes ayant sévi il y a des siècles, voire des millénaires, y sont conservés, potentiellement viables une fois réchauffés.

En 2016, dans la péninsule de Yamal en Sibérie, un garçon de 12 ans est décédé et des dizaines de personnes ont été hospitalisées après avoir contracté l’anthrax (la maladie du charbon).

L’origine ? Le dégel d’une carcasse de renne infectée, morte plus de 75 ans auparavant, qui a libéré les spores de la bactérie Bacillus anthracis dans le sol et l’eau environnante. Ce cas concret a prouvé que le risque sanitaire n’est pas théorique.

Les chercheurs ont identifié plusieurs types de menaces biologiques potentielles :

  • Les bactéries sporulantes comme l’anthrax, capables de survivre des siècles dans des conditions extrêmes.
  • Les virus géants préhistoriques, tels que le Pithovirus sibericum, vieux de 30 000 ans et récemment réactivé en laboratoire (bien qu’inoffensif pour l’homme, il infecte les amibes).
  • Des séquences génétiques de virus disparus comme la variole, dont des traces ont été retrouvées dans des momies sibériennes.

La science s’inquiète moins du retour des « virus zombies » capables de décimer l’humanité que de la perturbation des écosystèmes microbiens actuels. L’introduction de matériel génétique ancien dans l’environnement moderne pourrait avoir des conséquences imprévisibles sur la faune et la flore locales.

Les scientifiques surveillent désormais ces zones comme des laboratoires à ciel ouvert, craignant que l’exploitation industrielle du Grand Nord ne favorise les contacts entre l’homme et ces reliques biologiques.

Le mercure et les polluants industriels libérés

Une autre bombe toxique, purement chimique celle-là, sommeille sous la toundra. Le pergélisol est le plus grand réservoir de mercure de la planète. Ce métal lourd, transporté par les courants atmosphériques depuis des millénaires, se dépose dans l’Arctique et se lie à la matière organique du sol.

On estime que près de 600 000 tonnes de mercure sont piégées dans ces terres gelées, soit dix fois la quantité totale de mercure relâchée par les activités humaines au cours des 30 dernières années.

Lors de la fonte, ce mercure est libéré dans les cours d’eau et les océans. Il entre alors dans la chaîne alimentaire aquatique, se transformant en méthylmercure, une neurotoxine puissante.

Ce processus de bioaccumulation signifie que les prédateurs en haut de la chaîne, comme les ours polaires, les bélugas, et in fine les populations humaines autochtones qui dépendent de la pêche, se retrouvent exposés à des taux dangereux.

Parallèlement au mercure naturel, le pergélisol contient les vestiges de l’ère industrielle et de la Guerre Froide. Des bases militaires abandonnées, comme la célèbre Camp Century américaine au Groenland, ont été construites avec l’idée que la glace et le sol gelé enfouiraient les déchets pour l’éternité. Ce n’est plus le cas.

Des études récentes montrent que la fonte menace de relâcher :

  • Des eaux usées et des déchets radioactifs issus de réacteurs nucléaires mobiles.
  • Des tonnes de polychlorobiphényles (PCB), des polluants persistants utilisés dans les équipements électriques.
  • Des milliers de litres de carburant diesel stockés dans des fûts qui rouillent et perdent leur étanchéité à mesure que le sol bouge.

La préservation incroyable de la mégafaune du pléistocène

Si les virus et le méthane inquiètent, le pergélisol offre aussi des trésors inestimables pour la paléontologie.

C’est un musée d’histoire naturelle unique où les spécimens ne sont pas fossilisés (transformés en pierre), mais momifiés. La chair, les poils, les organes internes et parfois même le sang liquide sont conservés dans un état de fraîcheur stupéfiant, permettant des analyses ADN d’une précision impossible avec des fossiles classiques.

Ces dernières années, la fonte accélérée a permis aux chasseurs d’ivoire et aux scientifiques de découvrir des spécimens exceptionnels. On pense évidemment aux mammouths laineux, mais la ménagerie du Pléistocène est bien plus vaste.

Ces découvertes nous renseignent sur la biodiversité passée et sur la manière dont ces animaux se sont adaptés, ou ont échoué à s’adapter, aux changements climatiques précédents.

Parmi les découvertes les plus marquantes issues du dégel récent, on compte :

  1. Lyuba et Yuka, des bébés mammouths retrouvés avec un niveau de conservation quasi parfait.
  2. Dogor, un chiot (ou louveteau) vieux de 18 000 ans, dont les moustaches et le nez sont intacts.
  3. Des nematodes (vers ronds) qui, après 42 000 ans dans la glace, sont revenus à la vie une fois réchauffés en laboratoire.

« Nous ne regardons pas seulement des squelettes ; nous regardons des animaux qui semblent s’être endormis hier. Cette préservation nous donne accès au génome complet, ouvrant la porte, théoriquement, à la dé-extinction d’espèces disparues. »

Cette richesse scientifique a cependant un revers sombre : le marché noir. La fonte des sols alimente un commerce illégal d’ivoire de mammouth, souvent utilisé comme substitut « éthique » à l’ivoire d’éléphant, bien que cela encourage l’exploitation anarchique de sites fragiles en Sibérie.

Les conséquences géopolitiques et économiques de la fonte

Il est crucial de comprendre que le pergélisol n’est pas seulement un contenu chimique ou biologique ; c’est avant tout un support structurel. Pour les pays arctiques comme la Russie, le Canada ou les États-Unis (Alaska), le sol gelé fait office de fondation pour les villes, les routes, les oléoducs et les aéroports.

Lorsque la glace qui cimente les particules de terre fond, le volume du sol diminue, créant des affaissements de terrain spectaculaires appelés thermokarsts.

Des villes entières, comme Iakoutsk en Russie, voient leurs immeubles se fissurer et s’effondrer. Les pipelines, vitaux pour l’économie énergétique russe, risquent la rupture, ce qui provoquerait des marées noires terrestres dévastatrices. Le coût économique de l’adaptation des infrastructures se chiffrera en dizaines de milliards d’euros dans les prochaines décennies.

Paradoxalement, cette fonte ouvre aussi de nouvelles opportunités commerciales avec l’accessibilité accrue aux ressources minières et l’ouverture de nouvelles routes maritimes polaires, créant une tension géopolitique majeure.

« L’Arctique devient un nouvel échiquier mondial. Alors que le sol se dérobe sous nos pieds, les nations se disputent l’accès aux ressources que ce même effondrement rend accessibles. C’est le paradoxe tragique du réchauffement : la catastrophe crée l’opportunité. »

Quelles solutions face à l’inéluctable dégel ?

Peut-on arrêter la fonte du pergélisol ? À court terme, la réponse est probablement non. L’inertie thermique est telle que même un arrêt immédiat de nos émissions de carbone ne suffirait pas à recongeler les couches profondes instantanément.

Cependant, l’ampleur du dégel dépendra directement de nos actions climatiques futures. Chaque dixième de degré compte pour préserver la partie la plus profonde et la plus stable de ce cryosol.

Des solutions locales et innovantes sont tout de même testées pour ralentir le processus. L’une des plus fascinantes est l’expérience du « Pleistocene Park » en Sibérie.

L’hypothèse est que la réintroduction de grands herbivores (bisons, chevaux, et potentiellement mammouths par génie génétique) permettrait de tasser la neige en hiver. Une neige tassée isole moins le sol du froid de l’air ambiant, permettant au froid de pénétrer plus profondément dans la terre et de maintenir le pergélisol.

D’autres techniques d’ingénierie, comme l’utilisation de thermosiphons pour extraire la chaleur du sol sous les bâtiments, sont déployées pour sauver les infrastructures critiques. Mais ces solutions restent des pansements sur une plaie béante.

La véritable solution réside dans une décarbonation massive de l’économie mondiale pour limiter la hausse des températures et éviter que le pergélisol ne bascule d’un puits de carbone historique à une source incontrôlable de réchauffement.

FAQ

Qu’est-ce que la « couche active » du pergélisol ?

C’est la partie supérieure du sol qui dégèle naturellement chaque été et regèle en hiver. Avec le réchauffement climatique, cette couche devient de plus en plus épaisse, atteignant des strates qui n’avaient pas dégelé depuis des millénaires.

Le pergélisol se trouve-t-il uniquement en Arctique ?

Principalement, oui (Sibérie, Alaska, Canada, Groenland), mais on en trouve aussi en haute montagne, comme dans les Alpes ou dans l’Himalaya, où il assure la stabilité des parois rocheuses. Sa fonte en montagne provoque des éboulements dangereux.

Peut-on attraper des maladies à cause de la fonte du pergélisol ?

Le risque de pandémie mondiale déclenchée directement par un virus du pergélisol est jugé faible par les scientifiques, bien que non nul. Le risque est surtout local pour la faune et les populations autochtones en contact direct avec les zones de dégel.

La fonte du pergélisol est-elle réversible ?

À l’échelle humaine, non. Une fois que la matière organique commence à se décomposer, le processus génère sa propre chaleur. Il faudrait une baisse drastique et durable des températures mondiales sur plusieurs siècles pour reformer le pergélisol profond.

Sources et références