Article | L’évasion spectaculaire de Napoléon de l’île d’Elbe : récit d’un retour inattendu

L’histoire de France est jalonnée de moments de rupture, mais peu d’événements possèdent la charge dramatique et la puissance symbolique du départ de Napoléon Bonaparte de son exil méditerranéen.

En février 1815, alors que l’Europe des rois pense avoir définitivement éteint le feu révolutionnaire et impérial, une opération d’une audace inouïe se prépare dans le plus grand secret sur un minuscule rocher au large de la Toscane.

Ce n’est pas simplement une évasion, c’est le prélude à une épopée qui, bien que brève, marquera à jamais la mémoire collective sous le nom des Cent-Jours.

Les coulisses d’un exil doré mais fragile

Lorsque Napoléon abdique en avril 1814 et signe le traité de Fontainebleau, les puissances alliées commettent une erreur stratégique majeure en lui accordant la souveraineté de l’île d’Elbe.

Située à seulement une dizaine de kilomètres des côtes italiennes et à quelques jours de navigation de la France, cette prison à ciel ouvert est bien trop proche du théâtre des opérations européennes pour un homme de cette envergure.

Loin d’être abattu, l’Empereur s’investit d’abord pleinement dans la gestion de son nouveau royaume lilliputien, réorganisant l’administration, traçant des routes et développant l’agriculture, donnant ainsi l’illusion d’une résignation constructive.

Cependant, cette activité fébrile masque une inquiétude grandissante et une lucidité implacable sur son avenir personnel. Napoléon sait pertinemment que sa présence en Méditerranée est une épine dans le pied du Congrès de Vienne, où les diplomates redessinent la carte de l’Europe.

Des rumeurs persistantes et fondées lui parviennent, faisant état de projets visant à le déporter beaucoup plus loin, possiblement sur une île de l’Atlantique comme Sainte-Hélène ou les Açores, pour prévenir tout retour.

De plus, la situation financière de la maison impériale devient critique, car le gouvernement de Louis XVIII refuse d’honorer la rente de deux millions de francs promise lors du traité d’exil. Isolé diplomatiquement et étranglé financièrement, Napoléon comprend que le temps joue contre lui et que l’inaction conduira inéluctablement à sa perte ou à sa déportation lointaine.

C’est dans ce contexte de survie politique que germe l’idée du départ, non pas comme une fuite désespérée, mais comme une offensive calculée.

Comme il le confiera plus tard à ses proches, l’Empereur analysait la situation avec la froideur d’un joueur d’échecs :

« Je ne suis pas fait pour mourir dans une île. Si je dois cesser d’être sur le trône, je dois être au tombeau ; mais on ne m’y a pas mis, et je ne veux pas m’y mettre moi-même. »

Une préparation minutieuse sous le nez des espions

La réussite de cette entreprise reposait intégralement sur le secret et la désinformation, des domaines où le génie napoléonien excellait tout autant que sur les champs de bataille. L’île était surveillée par le commissaire anglais Neil Campbell, chargé de rapporter les faits et gestes de l’exilé aux autorités britanniques.

Napoléon va s’employer à rassurer cet observateur, jouant le rôle d’un homme fini, préoccupé uniquement par l’aménagement de ses jardins et la gestion de sa petite cour d’opérette.

Pour préparer sa flotte sans éveiller les soupçons, il prétexte des réparations nécessaires sur le brick L’Inconstant, son navire amiral, et ordonne de le repeindre pour le faire ressembler aux navires anglais qui patrouillent dans la zone. Il fait également stocker des vivres et des munitions sous couvert d’exercices militaires ou de prévisions pour la garnison, brouillant les pistes avec une habileté déconcertante.

L’absence temporaire du colonel Campbell, parti pour Livourne pour des raisons de santé et peut-être pour une liaison amoureuse, offre la fenêtre de tir idéale que Napoléon attendait. Il décide de précipiter le mouvement fin février, conscient que le mécontentement grandit en France face au retour de l’Ancien Régime.

Les soldats démobilisés, les acquéreurs de biens nationaux et une partie du peuple regrettent déjà la gloire impériale face à une monarchie jugée revancharde.

Voici les forces dérisoires sur lesquelles l’Empereur comptait pour reconquérir la France :

  • Le Bataillon de la Vieille Garde : environ 600 hommes d’élite, dévoués corps et âme.
  • Le Bataillon de Flanqueurs et les Chasseurs corses : une centaine d’hommes supplémentaires.
  • Les Lanciers polonais : une cinquantaine de cavaliers, mais… sans leurs chevaux, qu’ils devaient porter sur les navires.

La nuit décisive du 26 février 1815

Le dimanche 26 février 1815, l’atmosphère à Portoferraio est électrique, bien que la population ignore encore la destination exacte de la flottille qui se prépare. Napoléon assiste à la messe, comme à son habitude, affichant un calme olympien qui contraste avec l’agitation de ses officiers.

Ce n’est qu’en fin d’après-midi, alors que le soleil commence à décliner sur la Méditerranée, que les ordres d’embarquement sont donnés.

La scène des adieux est poignante ; la mère de l’Empereur, « Madame Mère », et sa sœur Pauline, qui l’avaient rejoint en exil, savent qu’elles ne le reverront peut-être jamais. Pourtant, elles ne cherchent pas à le retenir, comprenant que son destin l’appelle ailleurs. À la tombée de la nuit, Napoléon monte à bord de L’Inconstant, suivi par ses généraux Bertrand, Drouot et Cambronne.

Lorsque la petite armada, composée de sept navires de tailles diverses, quitte le port, le vent est faible, ce qui ralentit dangereusement la progression et expose les fuyards au regard des sentinelles. C’est un moment de tension extrême où tout aurait pu basculer avant même d’avoir commencé.

Finalement, une brise favorable se lève, poussant les navires vers le large et vers l’inconnu. À bord, l’enthousiasme des soldats est délirant lorsqu’ils découvrent enfin le but de l’expédition : Paris ou la mort. Ils remplacent les cocardes d’Elbe par les tricolores qu’ils avaient précieusement conservées au fond de leurs sacs.

La traversée périlleuse de la méditerranée

Le voyage de l’île d’Elbe jusqu’aux côtes françaises s’apparente à une partie de cache-cache maritime à haut risque. La mer Tyrrhénienne et le golfe de Gênes sont sillonnés par des frégates royales françaises et des vaisseaux de guerre britanniques. La capture signifierait la fin immédiate de l’aventure et probablement une exécution sommaire ou une incarcération perpétuelle.

Le destin semble toutefois sourire à l’Empereur. Le lendemain du départ, la flottille croise le brick français Le Zéphyr. Le capitaine de ce navire royaliste, ne se doutant de rien, engage une conversation par porte-voix avec L’Inconstant. On demande des nouvelles de l’Empereur.

Napoléon, dit-on, ordonne lui-même la réponse ou prend le porte-voix pour répondre avec une ironie mordante : « Il se porte à merveille ». Le Zéphyr poursuit sa route, laissant passer l’homme le plus recherché d’Europe.

Cette anecdote, bien que romanesque, illustre la chance insolente qui accompagne souvent les grands capitaines.

Durant toute la traversée, Napoléon passe son temps sur le pont, discutant avec ses soldats, ou dans sa cabine à rédiger les proclamations qu’il compte imprimer dès son arrivée. Il peaufine sa rhétorique, insistant non pas sur la gloire personnelle, mais sur la défense de la Révolution menacée par le retour des Bourbons.

Le 1er mars 1815, en début d’après-midi, les côtes de Provence sont en vue. Le débarquement s’opère à Golfe-Juan, entre Cannes et Antibes. C’est sur cette plage que débute véritablement ce que l’histoire nommera « Le Vol de l’Aigle ».

« L’Aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. »

Cette phrase prophétique, insérée dans sa proclamation à l’armée, donne le ton d’une campagne qui ne sera pas militaire, mais psychologique et émotionnelle.

Le vol de l’aigle et la marche vers Paris

Dès le débarquement, Napoléon fait un choix stratégique crucial qui déterminera le succès de son entreprise. Il sait que la Provence est une terre royaliste, hostile à la Révolution et à l’Empire. Emprunter la vallée du Rhône serait suicidaire, car il se heurterait aux grandes garnisons fidèles au Roi.

Il décide donc de passer par les Alpes, empruntant des chemins muletiers difficiles, la neige et le froid, pour rejoindre Grenoble. C’est la naissance de la mythique « Route Napoléon ».

La progression est rapide, harassante. La petite troupe marche souvent plus de dix heures par jour. L’accueil des populations montagnardes est prudent d’abord, puis de plus en plus chaleureux. Les paysans, inquiets de voir les nobles et le clergé tenter de récupérer leurs anciens privilèges, voient en Napoléon le protecteur des acquis de 1789.

Cependant, l’épreuve de vérité a lieu à Laffrey, le 7 mars 1815. Un bataillon du 5e de Ligne barre la route à la petite troupe impériale. L’affrontement semble inévitable. Le commandant royaliste ordonne de faire feu. C’est alors que Napoléon s’avance seul, à portée de fusil, sa redingote grise ouverte, et s’adresse aux soldats qui le tiennent en joue.

Dans un silence de mort, sa voix porte jusqu’aux rangs adverses : « Soldats du 5e, je suis votre Empereur. Reconnaissez-moi ! ». Puis, voyant les hésitations, il ajoute cette bravade sublime :

« S’il en est un parmi vous qui veuille tuer son Empereur, me voilà ! »

Au lieu des balles, c’est un immense cri de « Vive l’Empereur ! » qui déchire l’air. Les soldats brisent les rangs, pleurent, embrassent ses mains et ses bottes. À cet instant précis, la monarchie a perdu. Napoléon ne marche plus avec une garde personnelle, il marche à la tête d’une armée qui grossit à chaque étape.

Voici les étapes clés de cette remontée triomphale :

  • Cannes (1er mars) : bivouac improvisé sur la plage.
  • Grasse et Digne : traversée difficile des montagnes.
  • Grenoble (7 mars) : les portes de la ville sont forcées par les habitants eux-mêmes pour accueillir l’Empereur.
  • Lyon (10 mars) : la seconde ville du royaume tombe sans tirer un coup de feu, le comte d’Artois ayant dû fuir.

L’effondrement de la monarchie et le triomphe impérial

La nouvelle du débarquement, d’abord traitée avec mépris par la presse parisienne qui qualifie Napoléon de « brigand », sème bientôt la panique aux Tuileries. Louis XVIII, perclus de goutte et politiquement dépassé, voit son autorité se désagréger heure par heure. L’appareil d’État, l’armée, et l’administration basculent comme des dominos.

Le maréchal Ney, le « Brave des Braves », avait promis au Roi de ramener Bonaparte « dans une cage de fer ». Mais face à la ferveur de ses troupes et aux lettres de son ancien chef, il change d’allégeance à Auxerre.

C’est le coup de grâce pour le régime bourbonien. Napoléon ne conquiert pas la France par les armes ; il la reprend par sa seule présence. C’est une victoire du charisme et du souvenir sur la légitimité dynastique.

Le 19 mars, Louis XVIII quitte précipitamment Paris pour se réfugier à Gand, en Belgique. Le lendemain, 20 mars, date anniversaire de la naissance du Roi de Rome, Napoléon fait son entrée dans la capitale.

Il arrive aux Tuileries en pleine nuit, porté en triomphe par une foule en délire qui l’arrache presque de sa calèche pour le monter jusqu’aux appartements impériaux. En vingt jours, sans tirer un seul coup de feu, il a reconquis son empire.

Il est important de souligner un point de vue original sur cet événement : ce retour n’est pas seulement le coup d’État d’un homme providentiel. C’est une révolution populaire avortée. Le peuple et les soldats ont vu en Napoléon un rempart contre le retour à la féodalité, bien plus qu’un désir de nouvelles guerres.

Paradoxalement, Napoléon revient au pouvoir avec une image plus « républicaine » et libérale qu’à son départ, promettant une constitution et la paix.

Les conséquences géopolitiques d’un pari audacieux

Si la reprise du pouvoir est un chef-d’œuvre tactique, la situation stratégique reste désespérée. L’Europe entière est réunie à Vienne. La nouvelle de l’évasion resoude instantanément l’alliance des grandes puissances qui commençait à se fissurer sur le partage de la Pologne et de la Saxe. Napoléon est déclaré « hors-la-loi » des nations, un statut qui ne laisse aucune place à la diplomatie.

Il tente pourtant de rassurer les capitales européennes, affirmant qu’il ne veut plus de conquêtes et qu’il souhaite régner en paix sur la France dans ses frontières de 1792. Mais personne ne le croit. L’Angleterre, la Prusse, l’Autriche et la Russie mobilisent immédiatement leurs armées. La Septième Coalition se forme avec un objectif unique : l’écrasement définitif de « l’Ogre corse ».

L’aventure des Cent-Jours, commencée dans l’allégresse de Golfe-Juan, porte en elle les germes de la tragédie finale. Elle oblige la France à un effort de guerre surhumain alors qu’elle est exsangue. Elle conduira, trois mois plus tard, à la morne plaine de Waterloo.

Pourtant, l’évasion de l’île d’Elbe reste, dans l’imaginaire collectif, la preuve ultime que rien n’est jamais écrit et que la volonté d’un seul homme peut, l’espace d’un instant, renverser le cours de l’histoire mondiale.

Voici les forces majeures qui se ligueront immédiatement contre lui :

  • Le Royaume-Uni : financement de la guerre et armée de Wellington.
  • Le Royaume de Prusse : armée revancharde de Blücher.
  • L’Empire d’Autriche et l’Empire Russe : des centaines de milliers d’hommes en marche vers le Rhin.

Cette fuite audacieuse a transformé la légende napoléonienne. Sans l’île d’Elbe et les Cent-Jours, Napoléon ne serait peut-être resté qu’un grand général vaincu. Avec ce retour, il devient une figure romantique, le martyr de Sainte-Hélène, scellant son mythe pour l’éternité.

FAQ

Pourquoi Napoléon a-t-il choisi l’île d’Elbe pour son premier exil ?

Ce n’est pas Napoléon qui a choisi l’île, mais les Alliés, principalement sous l’influence du Tsar Alexandre Ier, lors du traité de Fontainebleau en 1814. Ils pensaient que lui donner la souveraineté d’une petite île proche de sa Corse natale serait un exil « honorable ». Les Anglais s’y étaient opposés, jugeant l’endroit trop proche de l’Europe.

Combien d’hommes ont accompagné Napoléon lors de son évasion ?

Environ 1000 à 1100 hommes ont embarqué avec lui. Ce contingent comprenait principalement les soldats de la Garde impériale qui l’avaient suivi en exil, ainsi que quelques volontaires corses et polonais. C’était une force militaire insignifiante face à l’armée royale française qui comptait plus de 150 000 hommes.

Les Anglais savaient-ils que Napoléon préparait son départ ?

Les services de renseignement britanniques et français avaient des soupçons et recevaient de nombreux rapports alarmistes. Cependant, le commissaire Neil Campbell a été trompé par l’attitude apparemment passive de l’Empereur. De plus, la bureaucratie et la lenteur des communications à l’époque ont empêché une réaction préventive efficace.

Que se serait-il passé si Napoléon avait été capturé en mer ?

S’il avait été intercepté par la Royal Navy ou un navire royaliste déterminé, il est probable qu’il aurait été fait prisonnier de guerre. Certains royalistes ultra auraient sans doute réclamé son exécution immédiate pour « haute trahison », mais il est plus probable qu’il aurait été déporté directement sur une île lointaine, évitant ainsi l’épisode des Cent-Jours.

Quelle est la durée exacte du voyage de l’île d’Elbe à la France ?

La flotte a quitté Portoferraio le soir du 26 février 1815 et a atteint Golfe-Juan le 1er mars en début d’après-midi. La traversée a donc duré un peu moins de trois jours, ralentie au début par le manque de vent, puis accélérée par une brise favorable.

Sources et références