
En 1453, dans la paisible ville de Marmande située dans le Lot-et-Garonne, être une femme pouvait suffire à vous mener tout droit au bûcher. À cette époque troublée, les accusations de sorcellerie se répandaient comme une traînée de poudre, sans qu’aucun cadre judiciaire digne de ce nom ne vienne les contenir.
L’Europe du XVe siècle connaissait alors une montée des croyances occultes, attisée par des contextes sociaux, politiques et sanitaires instables.
La moindre rumeur suffisait pour déclencher une avalanche de violence, alimentée par la peur et la superstition.
Une ville prise entre deux feux : la peur et l’inaction
Marmande, charmante cité installée entre Bordeaux et Toulouse, près d’Agen, fut le théâtre d’un épisode tragique où la peur collective prit le pas sur la raison.
Deux consuls, Jehan de Sompère et Jehan de Guinhon, tous deux marchands et membres du conseil municipal, furent au cœur de ce drame par leur laxisme et leur incapacité à agir avec fermeté.
La fonction de consul, au Moyen Âge, équivalait à celle de magistrat local chargé de faire respecter l’ordre public.
En ce temps-là, une épidémie s’abattit sur la ville, laissant la population désemparée. Incapables d’expliquer le mal qui les frappait, les habitants rejetèrent toute rationalité et se tournèrent vers des explications surnaturelles.
Comme souvent, la sorcellerie fut invoquée comme cause unique des malheurs. Dans ce climat d’angoisse, il suffisait d’un mot, d’un soupçon, pour que la panique s’installe.
L’étincelle : une dénonciation qui déclenche l’enfer
C’est dans cette atmosphère électrique qu’un habitant, Gaubert Chamfré, se présenta devant les consuls pour leur rapporter les propos d’un homme venu d’Armagnac, qui affirmait qu’une sorcière capturée en désignait une autre : Jehanne Canay.
Cette déclaration, formulée sans preuve ni enquête préalable, fit immédiatement l’effet d’un coup de tonnerre.
Les accusations de sorcellerie étaient souvent déclenchées par des rumeurs, des jalousies ou des rivalités locales.
Au lieu d’user de prudence, les deux consuls et le bailli de la ville procédèrent à l’arrestation immédiate de Jehanne.
En chemin, l’information de cette arrestation se propagea comme une traînée de poudre. Les habitants, alertés, sortirent dans les rues, s’attroupèrent et commencèrent à crier à la sorcière. L’hystérie collective prenait racine.
Une justice abandonnée à la foule
À mesure que les officiels traversaient la ville avec leur prisonnière, la population, chauffée à blanc, pointa d’autres femmes du doigt. Bientôt, sans qu’aucun mandat ne le justifie, on arrêta une dizaine d’autres femmes, jetées dans les geôles de la ville avec la première.
Dans bien des cas, les accusations de sorcellerie se nourrissaient d’une mécanique de groupe, où l’indignation populaire remplaçait l’enquête judiciaire.
Pendant la nuit, une foule d’environ 200 personnes se constitua spontanément. Deux groupes se formèrent, chacun dirigé par un chef désigné sur-le-champ.
Ces bandes organisées allèrent chercher d’autres femmes suspectées et les enfermèrent. Ce qui avait commencé comme une simple arrestation dégénéra en une rafle nocturne, encouragée par le silence des autorités municipales.
L’irrésolution des consuls : complices involontaires
À l’aube, les habitants exigèrent qu’une certaine Péronne de Benville soit également arrêtée.
Cette femme, marraine de l’un des consuls, bénéficia dans un premier temps d’un traitement de faveur : ses protecteurs refusèrent de l’arrêter. Mais la pression populaire fut si intense que l’arrestation finit par être ordonnée, malgré les réticences.
Il n’était pas rare que des liens familiaux ou d’influence ralentissent la répression… jusqu’à ce que le peuple s’en empare.
Sur la place du Prieuré, les habitants rassemblés, sans procès, condamnèrent les femmes à la torture, puis à la mort. Trois d’entre elles — Cachète, Franque Joffre et Languairande — « avouèrent » sous la souffrance qu’elles avaient pratiqué la sorcellerie, causé des morts et usé d’arts maléfiques.
Ces prétendues confessions furent aussitôt utilisées comme prétexte pour les exécuter.
Le bailli tente de résister, mais la foule est reine
Malgré l’horreur qui se dessinait, le bailli tenta de s’interposer. Il refusa de condamner Jehanne Canay et Péronne de Benville, faute de preuves.
Mais la foule, en furie, décida de faire justice elle-même. Ils arrachèrent les femmes aux autorités et les brûlèrent vives, sans jugement, en présence de consuls impuissants et largement dépassés.
Ce type de justice sommaire, mené par la foule, était loin d’être rare au Moyen Âge, surtout lorsque l’autorité locale montrait des signes de faiblesse.
D’autres femmes, comme Beulaigne et Condon, furent si atrocement torturées qu’elles en moururent quelques jours plus tard. Quelques-unes, par chance ou par manque de preuves, furent relâchées. Ce bain de sang fut le résultat d’un engrenage meurtrier que les consuls n’avaient pas su arrêter.
Une justice royale enfin restaurée
Le massacre passé, les autorités royales, alertées par la tournure des événements, décidèrent de sévir.
Les deux consuls furent assignés à comparaître devant le sénéchal d’Agenoys, à la demande du procureur. Leurs biens furent inventoriés et mis sous séquestre, en attendant leur jugement. La justice du roi voulait marquer son retour dans une région où le pouvoir local avait failli.
Le recouvrement de la Guyenne par le royaume de France en 1453 s’accompagna d’une reprise en main des institutions locales, longtemps livrées à elles-mêmes.
En 1457, soit quatre ans plus tard, une lettre de rémission leur fut accordée. Elle leur offrait la grâce royale tout en soulignant qu’ils auraient pu être lourdement punis, eux et leurs familles, si la clémence du souverain ne leur avait été accordée.
Le texte précisait que « se nostre grâce et miséricorde ne leur estoit sur ce impartiz, ils auraient été sévèrement châtiés ».
Des victimes oubliées de l’histoire
Quant aux femmes brûlées, torturées ou simplement humiliées, leur sort demeure aujourd’hui un symbole de la cruauté d’une époque marquée par l’ignorance et la peur.
Il est probable que nombre d’entre elles n’avaient rien à se reprocher. Des femmes isolées, parfois marginales, souvent âgées, qui furent victimes des rancunes locales, des querelles familiales ou des angoisses collectives.
La chasse aux sorcières n’était pas une guerre contre le mal, mais une purge sociale déguisée sous un masque religieux.
En définitive, cette histoire de Marmande reste un tragique témoignage de ce que peut engendrer l’alliance funeste de la panique populaire, de la superstition et de l’inaction politique. Elle nous rappelle, encore aujourd’hui, combien il est vital de préserver la justice, même — et surtout — en temps de crise.