Un retour passionnant sur le sulfureux roman-fleuve de Jonathan Littell, prix Goncourt 2006 et immense succès, qui questionne les frontières du mal à travers le récit sans remords d’un haut gradé nazi au cœur de la Shoah.

« Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé… » En 2006, Les Bienveillantes, roman-fleuve écrit en français par un presque inconnu franco-américain de 39 ans, Jonathan Littell, jette un énorme pavé dans la mare littéraire. Le « ça » de son incipit, c’est l’entreprise d’extermination des juifs d’Europe racontée en détail, à la première personne et sans aucun remords, mais avec une effroyable précision, par un narrateur fictif : le pervers, dépressif, cultivé et lucide Max Aue, ex-officier SS chargé au début de la Seconde Guerre mondiale de surveiller le bon déroulement de la « Solution finale » sur le front de l’Est, d’Auschwitz à la « Shoah par balles ». Avec ces quelque neuf cents pages aussi difficilement soutenables que brillamment écrites et historiquement fondées, Jonathan Littell – fils de l’auteur américain de romans d’espionnage Robert Littell – a voulu sonder la nature humaine du mal et nous obliger à regarder en nous-mêmes ce « frère » dont nous ne voulons à aucun prix : un bourreau ordinaire au cœur du génocide nazi. Couronné du Goncourt et du prix de l’Académie française, son livre, publié chez Gallimard, devient un best-seller immédiat, à la fois porté aux nues et conspué. En troublant les frontières entre fiction et réalité pour proposer un regard jusqu’alors tabou sur la Shoah, son auteur, qui se refuse en outre à toute apparition publique, exploite-t-il une fascination ambiguë pour l’horreur ou parvient-il à restituer par la littérature une vérité que l’histoire n’a pu raconter qu’à demi ?

Sans réponse

Jean-Christophe Klotz (Nuremberg – Des images pour l’histoire) revient sur les débats passionnés suscités à sa sortie par le roman et son extraordinaire succès pour éclairer les questions sans réponse qu’il continue de nous adresser. Comment parler aujourd’hui du « ça » d’un slogan auquel il est de plus en plus difficile de croire (« Plus jamais ça »), alors que les derniers témoins de la barbarie nazie ont disparu ? Où se situent les limites de l’art en général et de la littérature en particulier quand ils traitent d’un sujet comme le génocide ? Son film met en parallèle des archives tournées au cours de l’offensive nazie à l’Est, qui montrent le plus souvent la vie quotidienne des officiers et des soldats au fil de leur avancée, mais aussi de fugaces visions des massacres, avec des images contemporaines des lieux, des extraits du livre et des conversations avec différents analystes du livre : l’historien Pierre Nora, la spécialiste des récits littéraires de la Shoah Aurélie Barjonet, l’essayiste Rony Brauman, l’écrivain américain Daniel Mendelsohn, auteur des Disparus… Il entraîne ainsi le spectateur dans la fabrique et la trajectoire de ce livre hors norme, qui a su toucher un point névralgique de notre culture commune pour interroger notre humanité.

Documentaire de Jean-Christophe Klotz (France, 2023, 56mn)

Disponible jusqu’au 06/05/2024.