Les filles de joie : « Il existait des femmes comme Victoire qui allaient à l’encontre du regard de la société »

Déjà disponible outre-Atlantique depuis 2013 pour le premier volet, et 2014 pour les deux suivants, la trilogie Les filles de joie de Lise Antunes Simoes est désormais diffusée sur le marché européen. À l’occasion de la sortie de ce premier tome dans nos librairies, nous nous sommes entretenus avec l’auteure afin de connaître les tenants et les aboutissants de cet univers littéraire aux femmes aussi persévérantes qu’aguerries.

Lise Antunes Simoes est une Française qui a immigré au Québec en 2011. Avide de lecture depuis l’enfance, elle se lance tout naturellement dans l’écriture, d’abord au travers de fanfictions avant de se pencher sur des histoires originales. Motivée par sa passion pour l’histoire, et principalement par sa dimension culturelle et sociale au XIXème siècle, elle décide de relater ses découvertes souvent méconnues du grand-public. Désormais diffusée en Europe, le premier tome des filles de joie, intitulé « Le Magnolia », vient de paraître de notre côté de l’Atlantique.

L’auteure y brosse, avec de fluides détails et une habile précision, la vie de Victoire, jeune fille de dix-sept ans, issue de la petite bourgeoisie de Boucherville, paisible bourgade située dans la bordure de Montréal. Refusant les injonctions autant liées à son genre qu’à son rang, elle découvre sa sexualité en cachette avec un apprenti de son père luthier, sans réelle conscience des risques encourus. Enceinte, la tranquillité amère de sa petite vie cossue va graduellement s’effondrer jusqu’à la contraindre à la dépravation au sein d’une maison close de Montréal. 

Qu’est-ce qui vous a amené à devenir écrivaine ?

Mon parcours en tant qu’écrivaine a débuté il y a vraiment longtemps. J’avais quatorze ans lorsque j’ai commencé à écrire mes premières histoires. À trente ans paraît mon premier roman, qui a pour sujet une chanteuse d’opéra au XIXème siècle [La cantatrice, Les Éditeurs Réunis, 2011]. Je me suis passionnée pour cette époque durant laquelle les femmes avaient des droits extrêmement limités au sein d’un carcan très solide qui leur était imposé. J’ai ainsi créé un blog sur lequel j’écris des articles de vulgarisation à propos de divers aspects de la vie quotidienne qui régissaient cette époque-là. 

À travers mes romans, à chaque fois, je prends une héroïne et j’explore une dimension de la vie des femmes de ce siècle. Dans mon premier, l’idée était de dépeindre la difficulté de cette jeune chanteuse à faire carrière dans un domaine artistique. Cela n’était à l’époque pas vu d’un bon œil. Avec Les filles de joie, je souhaitais explorer les aspects liés à la sexualité et à la sensualité des femmes de la fin du XIXème siècle. Je me suis ainsi penchée sur la vie dans les maisons closes et j’ai réalisé qu’il s’agissait encore une fois d’une manière de les soumettre au travers d’une sexualité imposée. Lorsqu’elles étaient femmes mariées leur vie sexuelle se confinait à un certain schéma qui était imposé et quand elles étaient employées dans une maison close, c’était similaire dans le sens où elles vivaient dans un lieu aussi fermé que contrôlé.

Par la suite, dans mes romans, j’ai exploré d’autres perspectives de ces vies de femme. Ce sont vraiment des portraits que je dépeins sur différentes périodes du XIXème siècle, focalisés sur un aspect principal que je décide de défricher à chaque fois.

D’où vous vient cette passion pour le XIXème siècle ?

C’est une bonne question. Je nourris une passion pour l’histoire depuis assez longtemps et ce siècle, en particulier, m’interpelle vivement. C’est une époque où il y a eu des bouleversements majeurs dans les sociétés occidentales. Qu’il s’agisse de sa dimension sociale ou technologique avec la révolution industrielle, c’est un siècle très riche en ce sens. J’ai l’impression d’y trouver nombre de réponses à des questionnements posés dans nos sociétés actuelles. À chaque fois que je me questionne sur un sujet d’actualité ou de société, je trouve assez facilement son origine au XIXème.

Il y aurait des parallèles sociaux ou culturels à tracer entre cette époque et nos sociétés occidentales actuelles ?

Oui mais ce n’est pas systématique. Le dernier article que j’ai publié sur mon blog, par exemple, traite des femmes en pantalon à l’époque victorienne. Cette conquête féminine du pantalon semble être un sujet anodin aujourd’hui, pourtant jusque dans les années cinquante il semblait inconcevable que les femmes en portent. C’était extrêmement mal vu quand ce n’était pas simplement interdit par la loi. Il y a tout un tas de choses comme cela qui m’interpellent dans notre époque actuelle.

En outre, j’ai l’avantage de parler anglais ce qui me permet de mener énormément de recherches dans le monde anglo-saxon et ainsi de traduire de nombreux textes qui n’existent pas en langue française. J’observe que mes lecteurs apprécient réellement la démarche de relater des détails d’une culture qui n’est pas la nôtre. Que ce soit en Amérique du Nord où je réside actuellement ou au Royaume-Uni, diverses références à ces cultures nous parviennent au travers des productions littéraires ou audio-visuelles sans pour autant être toujours aisément assimilables par les francophones. J’essaye ainsi de les rendre plus intelligibles.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à la prostitution ?

Le point de départ se situe quand je me suis rendue compte que le terme maison close n’était pas un abus de langage mais que les maisons étaient réellement fermées. Les filles n’avaient pas le droit d’en sortir, elles intégraient un système qui les contrôlaient de bout en bout. Quand j’ai vraiment réalisé cela je me suis dit : « Mon Dieu, mais ce n’est pas possible d’enfermer les femmes et de les contraindre à un style de vie auquel elles ne peuvent plus se défaire par la suite ». 

Je cherchais déjà à traiter la sensualité et la sexualité, à déterminer la manière dont on approchait les choses à cette époque-là. Je me suis dit que j’allais joindre les deux et creuser le sujet puisqu’il convient d’expliquer qu’il s’agissait d’exploitation, de traite humaine. Et cette traite humaine était organisée à l’échelle gouvernementale car des lois étaient promulguées en ce sens. Ces dernières cherchaient à contrôler les maladies sexuellement transmissibles et en particulier la syphilis qui a eu un impact que l’on peut comparer à celui du SIDA. Cette infection terrifiait la société. Pour des raisons d’hygiène publique on s’est mis à contrôler de manière extrêmement précise ce que faisaient les prostituées. On trouve ainsi une des raisons qui a poussé les autorités à parquer les prostituées dans des maisons closes au lieu de les laisser travailler librement dans la rue comme elles pouvaient le faire auparavant. Cela a été mon fil conducteur.

Il y a également la dimension un petit peu sulfureuse du sujet. Lorsqu’on pense aux maisons closes, on imagine souvent des endroits très feutrés avec des fauteuils en velours, de beaux messieurs et de belles filles élégantes. C’est d’ailleurs ce que je raconte dans mon roman où il s’agit d’une maison close de haut standing. Mais cela ne reflète néanmoins aucunement l’intégralité de ces établissements. Il en existait aussi de niveaux inférieurs où la vie était extrêmement difficile. On peut quasiment les graduer et quand on arrive dans les maisons closes de bas étage, à l’instar des bordels à soldats, les filles qui étaient enfermées là-dedans vivaient une existence absolument atroce. 

Il faut aussi tempérer les choses, il n’y avait pas de côté glamour. Même dans une maison bien tenue il faut réaliser que les filles faisaient en moyenne huit clients par soir. Huit clients ! Moi qui suis une femme je trouve cela énorme, je n’imaginerai pas devoir avoir des relations sexuelles avec huit hommes différents tous les soirs de la semaine. C’est colossal et encore il s’agit seulement d’une moyenne, ce chiffre pouvait augmenter. Même ces belles maisons cossues, un peu chics et très bourgeoises cachaient des choses ignobles. 

Il y a ainsi des aspects que j’ai souhaité ignorer dans mon roman parce qu’on tombe dans le sordide au bout d’un moment. Il pouvait exister des donjons dans les caves, des chambres verrouillées dans lesquelles on emmenait les enfants qui s’y faisaient violer. Le client est roi et on lui permettait absolument tout à partir du moment où il payait. Mais évidemment c’était sur le dos des femmes, des enfants et des hommes aussi qui pouvaient se prostituer dans ces lieux.

Que peut-on lire entre vos lignes sur cette société où le patriarcat règne en maître ? 

Que les femmes devaient beaucoup se débattre pour faire leur chemin dans la vie. C’était quand même possible mais il fallait nager à contre-courant.

Victoire, l’héroïne de mon roman, est issue de la petite bourgeoisie et tombe accidentellement enceinte à dix-sept ans. Dans les années 1890, il était absolument inenvisageable qu’une fille de son rang puisse avoir un enfant hors mariage. Mais elle refuse néanmoins d’épouser le père de son enfant parce qu’elle rêve d’autre chose. Elle ne se conçoit pas dans ce rôle de femme au foyer extrêmement réducteur qui caractérise la majorité de son entourage.

Elle se retrouve toute seule et essaye de se débrouiller par elle-même. Désespérée, elle se fait ensuite rabattre dans une maison close. L’idée est de montrer que les femmes n’avaient pas vraiment le choix à part être femmes au foyer ou travailleuses lorsqu’elles étaient issues de milieux ouvriers. Elles ne faisaient pas partie de l’espace public et n’avaient pas voix au chapitre dans la vie sociale. C’étaient les hommes qui menaient. Si elles souhaitaient vivre à leur façon, cela nécessitait qu’elles aillent en permanence contre les lois, à contre-courant ou à l’encontre de la morale bien-pensante matérialisée par le regard des individus autour d’elles. Mais cela signifiait souvent de se couper de leur famille et de leurs proches, ce qui n’était pas facile.

Mon personnage est complètement inventé mais tout le contexte dans lequel elle évolue a été étudié pour être conforme au véritable fonctionnement des maisons closes de l’époque. Il existait toutefois certainement des femmes comme Victoire qui allaient à l’encontre du regard de la société. On peut citer toutes les Georges Sand de ce monde parce que c’est un très grand exemple. Également les bas-bleus, qui étaient toutes ces intellectuelles qui essayaient d’écrire des livres, de la poésie ou de se lancer dans une démarche artistique et de se faire reconnaitre dans leur art. Elles étaient néanmoins constamment tournées au ridicule puisqu’à l’époque il semblait inenvisageable qu’une femme soit une intellectuelle ou une artiste. Les notables étaient odieux à leur égard.

Les femmes qui commençaient à porter des pantalons dans les années 1850 le faisaient aussi comme un pied-de-nez à cette société. En permanence il fallait qu’elles aillent à l’encontre du regard moraliste qui sous-tendait que ce qu’elles faisaient n’était pas correct, qu’elles n’étaient pas dans leur rôle de femme. Elles étaient en permanence masculinisées, méprisées lorsqu’elles cherchaient à construire une carrière professionnelle ambitieuse. Mais malgré tout, certaines personnalités fortes allaient à l’encontre de cela. 

Dans mes recherches je n’ai néanmoins pas trouvé de personnages historiques qui soient représentatifs du milieu des maisons closes. Victoire a été complètement inventée, tout comme ses collègues.

Quels seraient les trois adjectifs qui décriraient le mieux votre héroïne Victoire ?

Rêveuse, dans le sens ambitieuse, résiliente puisqu’il lui arrive des choses pas drôles dans la vie mais qu’elle trouve toujours le moyen de rebondir et d’avancer, ainsi que volontaire parce qu’elle comprend bien qu’elle est dans un système qui ne lui correspond pas mais elle est capable d’en faire fi et d’avancer malgré tout. Elle est un peu tête de mule.

Comment se déroule votre processus d’écriture ? Saviez-vous d’emblée que vous vous lanciez dans une trilogie avec Les filles de joie ?

Oui, je fais partie des auteurs qui réfléchissent à un plan de travail avant de commencer à écrire le roman lui-même. Avant de commencer à rédiger, il y a plusieurs mois de préparation durant lesquels j’esquisse le squelette et les grandes étapes de mon histoire. Je mène aussi beaucoup de recherches historiques en amont. J’avais ainsi déjà structuré les choses et j’étais alors consciente qu’au vu de la densité de ce que j’avais à raconter, cela nécessiterait plusieurs tomes.

Y a-t-il des livres et auteurs qui vous ont inspiré pour l’écriture de cet ouvrage ? 

Il est certain que si je le compare avec les autres livres que j’ai écrits, il s’agit à peu près toujours de romans initiatiques. Je choisis à chaque fois une héroïne un peu innocente au début. Elle n’est pas encore tout à fait adulte mais va se lancer dans le grand monde et devoir apprendre à nager lorsqu’elle se rend compte que la vie n’est pas si simple. Il faut qu’elle fasse son chemin et évolue là-dedans. Elle finit toujours en général, à la fin du livre, en ayant beaucoup progressé et en étant maintenant suffisamment mature pour contrôler son environnement. Au cours du récit, elle développe assez d’outils, de compétences, de savoirs et d’expériences de la vie pour ensuite pouvoir pleinement se prendre en main et avancer.

Pour ce qui est des inspirations, de manière générale, j’ai une culture de lectrice qui est basée sur les grands auteurs français du XIXème siècle. Zola, Hugo, Flaubert, tous ces illustres écrivains sont ceux qui m’ont bercée pendant mon adolescence et qui ont certainement beaucoup influencé ce que j’écris ainsi que mon attrait pour la période en générale.

Un dernier petit mot pour vos lectrices et lecteurs européens qui vous découvriraient à travers cette interview mais hésiteraient encore à se lancer dans la lecture de votre roman ?

C’est un ouvrage qui n’est pas sordide. Certains lecteurs m’ont déjà avoué hésiter parce que le sujet leur semblait un peu trop lourd et avaient peur de déprimer à la fin de l’histoire. Aborder la vie dans les maisons closes est un sujet difficile mais je ne l’ai vraiment pas traité comme cela. Ils peuvent y aller en confiance en se disant que l’héroïne va s’en sortir à la fin. Même si elle va vivre des épreuves difficiles, Victoire est quelqu’un de volontaire qui est capable de prendre les choses de la meilleure manière. Elle voit le verre à moitié plein. Elle arrivera toujours à ne pas se laisser dévorer et à transformer les épreuves en force plus qu’autre chose. 

Je n’ai pas essayé d’être complaisante et de rendre sexy la vie dans ces lieux puisque ce n’était pas le cas. Il y a cependant beaucoup de solidarité dans ces maisons-là malgré la compétition qui pouvait régner pour s’arroger les meilleurs clients et être leur favorite. Toutefois, elles étaient globalement toutes dans le même bateau et j’ai ainsi essayé de décrire cette sororité dans mon roman. Même quand certains passages sont durs à vivre, il y a les copines qui sont présentes autour pour permettre de passer à travers.

FÉDIDA Michel-Angelo