Prolétaires à bac+5 : jeunes, paumés, déclassés

Alors que le chômage augmente irrésistiblement sous les coups de boutoir des politiques austères, la classe médiatique n’a que deux mots à la bouche : usine et ouvrier. Inconsciemment, l’image du prolétaire est associée au bleu de travail et au mal de dos. Mais en 2023, le prolétaire ne correspond plus seulement à cette image d’Épinal.

Le nouveau prolétariat est aujourd’hui composé de jeunes diplômés. D’abord essoré par de longs mois de stages qui n’aboutiront pas toujours à un emploi, le jeune actif va cumuler les petits boulots d’intérim comme les rendez-vous au Pôle emploi, jusqu’à trouver un poste un peu plus stable mais bien loin de son niveau de compétence. Et quelquefois éloigné de son domaine d’étude.

Le nouveau prolétaire habite d’ailleurs une chambre de bonne de 12m². Un appart taillé à l’origine pour du personnel en semi-esclavage. Il peine à créer une famille, entre insécurité sentimentale, mobilité et problèmes d’argent. En soi, le mot prolétaire ne doit plus être employé que pour son origine historique, puisqu’il n’a même plus d’enfants, de « proles ».

Sans ressource, démoralisé et esseulé, le nouveau prolétaire va donc se résigner à prendre un travail qui le sous-emploie en dehors de son domaine pour pouvoir payer le loyer de son clapier. Nécessité fait loi.

Seulement, ces jeunes font le malheur des autres, de ceux qui, par manque d’accompagnement, d’argent ou, rarement, de capacité ont quitté le cursus scolaire ou universitaire trop tôt. En acceptant des postes au rabais, les ex-étudiants prennent en quelque sorte les postes de travail des non-diplômés. Il s’agit du nouveau sous-prolétariat, condamné au chômage, à l’attentisme, à l’ennui et surtout à la dépendance aux parents ou à la rue.

Il s’agit donc d’un glissement vers le bas, une véritable corde de rappel sociale, laissant les plus faibles au pied du mur.

Nouveaux prolétaires et baby-boomers : le clash de générations

Comme un lendemain de mai 68 avec la gueule de bois, l’étudiant sortant de ses études se retrouve dans la même galère qu’un ouvrier chez Peugeot. Il est déconsidéré malgré ses efforts, précaire, fébrile et en galère de thunes.

Le changement se trouve dans l’origine de la frustration de ces personnes. L’ouvrier est en colère d’être considéré comme une variable d’ajustement, une case dans un tableur Excel. L’ex-étudiant est frustré pour une raison plus complexe. Il a la même maîtrise du langage et de la culture que la classe dominante, plus vieille. Intellectuellement, lui aussi est une élite et peut rivaliser avec elle.

«  Comme un lendemain de mai 68 avec la gueule de bois, l’étudiant sortant de ses études se retrouve dans la même galère qu’un ouvrier chez Peugeot, déconsidéré malgré des efforts, précaire, fébrile et en galère de thune. »

Cependant, l’étudiant qui n’aura pas eu la chance de bien naître se retrouvera bloqué au rez-de-chaussée, pestant contre l’ascenseur social en panne. Nous sommes la « génération Y », dit-on, que l’on prononce « why » (« pourquoi ? ») en anglais. La vérité c’est que nous sommes la génération « but why ?! » («  mais pourquoi ?! »).

C’est un sentiment d’injustice profond que ressent la jeunesse diplômée d’aujourd’hui, obligée de servir la génération du baby-boom, quelquefois moins qualifiée. Cette génération garde jalousement ses fauteuils en cuir. Elle part en vacances trois fois par an, pendant que la jeunesse trime, prend le bus et galère à payer son loyer… devinez à qui.

Il n’en faut pas plus pour comprendre d’où vient le mouvement des Indignados. Indigné, un mot qui tombe sous le sens lorsque l’on cherche son étymologie. « Celui qui n’est pas en charge de », littéralement donc : le chômeur, le subalterne.

La jeunesse s’extrêmise

De fait, les analystes politiques se trompent quand, par exemple, ils pensent que Mélenchon n’a pas capté le vote prolétaire. S’il a mal ou peu capté le monde ouvrier, il a par contre réussi une bonne percée dans ce néo-prolétariat, quand celui-ci ne se s’est pas résigné au soi-disant « vote utile ». Ce sont donc bien les hipsters et les bobos déclassés des centres-villes qui votent pour lui. Ceux-là même qui circulent en Vélib’ et squattent les vernissages gratos, en regardant avec envie la réussite de la génération précédente et des « fils de ».

 «  Il est vrai que s’inquiéter de l’avenir et tourner en dérision un monde qui remplit plus sûrement les banques que les ventres n’est pas compatible avec le présent immédiat des notations mensuelles de Standard & Poor’s. »

Le soi-disant « vote utile » permet aux nouveaux chiens de garde de crier au populisme en entendant toute voix dissidente, de Mélenchon à Beppe Grillo. Une bande d’irresponsables démagogues qui flattent cette jeunesse plutôt que de rassurer la City. Il est vrai que s’inquiéter de l’avenir et tourner en dérision un monde qui remplit plus sûrement les banques que les ventres n’est pas compatible avec le présent immédiat des notations mensuelles de Standard & Poor’s.

Pour les nouveaux sous-prolétaires périurbains, une sensibilité plus à droite se fait sentir. Mais la structure mise en place est très similaire. Cette culture, via la famille, juge plus durement les échecs. Le déclassement devient alors une honte. D’un autre côté, les exercices de clivage de la gauche PS ont bien servi une stratégie cynique d’élection, en témoignent les couv de Libé et de L’Huma à la fin de la campagne. Il faut bien comprendre cette stratégie médiatique. Il est impossible de rallier à sa cause quelqu’un qui est méprisé ouvertement. Les médias de gauche le savent et réalisent ceci consciemment pour vider l’UMP. Par la provocation et le rejet, toute une partie des 18-35 ans cristallise des sentiments d’exclusion et se met en posture défensive, voire agressive. Ainsi, Caroline Fourest remplit les rangs du FN plus sûrement qu’un Mohamed Merah.

Ces jeunes ont donc, en plus de la frustration et de la honte dues à la perdition sociale, le plaisir d’être insultés par toute une partie du 4e pouvoir. Tels un taureau cerné par des picadillos, ces jeunes quittent peu à peu l’espace du dialogue pour entrer dans une forme d’opposition systématique et réactionnaire à tous leurs problèmes. Banquier, politique, journaliste, immigré : tout ce qui représente un problème devient alors une menace et Marine Le Pen circule en voiture-balai.

« Caroline Fourest remplit les rangs du FN plus sûrement qu’un Mohamed Merah. »

Ambiguïté du nouveau prolétaire

Son caractère d’élite est sa force et sa faiblesse. Une force, car il possède tous les outils intellectuels pour comprendre, rationaliser sa situation et trouver les bons coupables. Une faiblesse, car l’élite est taillée par l’éducation libérale pour travailler seule au sommet, contre ses concurrents. Nous sommes donc face à des êtres indépendants, orgueilleux, incapables de se mutualiser. Le règne de l’individualisme de compétition.

C’est l’apologie du rêve américain et de son miroir aux alouettes pourrissant la France. « Yes we can ! » Puisque vous pouvez réussir, rien ne sert de vous rebeller, de vous indigner. Travaillez dur, plus. Écrasez les autres. Devenez un loup et vous aussi vous goûterez aux joies de la réussite pécuniaire, une Rolex au poignet.

Peu importe que l’ascenseur social soit en panne. Peu importe que le chômage explose et que la pauvreté devienne alarmante dans la 5e économie du monde. Tout va bien, puisque vous pouvez réussir. Travaillez braves jeunes et fermez-la !

Le nouveau prolétaire, à l’instar du mouvement des Indignados, est incapable de rentrer dans une lutte concrète et d’élever une opposition. Aussitôt rentré chez lui, il met à recharger son iPhone, se branche sur Canal+ et se cherche dans la manif filmée avec condescendance par Le Petit Journal. Aussitôt qu’il se sera repéré, l’ex-étudiant se tweetera. Moi, moi, moi. Une fois les Converse délassées, chez elle sur son clic-clac, la foule qui a vibré l’après-midi même ne raisonne plus. Aphatie parle à la télé, l’Angsoc gagne.

Le sous-prolétariat de banlieue

Le grand perdant de l’histoire est le sous-prolétariat. Son grand frère, le nouveau prolétaire, n’est même pas foutu d’utiliser son cerveau pour organiser et combattre, tout content qu’il est de pouvoir lécher le fond de la gamelle. À la place, le nouveau prolétaire pond à son petit frère des associations de quartier, sponsorisées par la classe 68, bien paternaliste. Ces assos qui lui disent quoi voter et lui demandent de se tenir calme derrière les murs du périph. L’endoctrinement à la bien-pensance PS est désormais disponible en porte-à-porte.

Désespérés et en apoplexie, les sous-prolétaires en viennent à saborder leur propre navire. Ils crament des voitures dans leurs cités. Ils brûlent leurs écoles et leurs installations. Ils fument leur tête avec du mauvais shit et leur avenir avec un casier.

Mais même ici, au pied du mur, le rap, le communautarisme et MTV ont importé le rêve (ou cauchemar) américain, style ghetto. Comme la vie ne souffre pas de stéréotype, c’est un rappeur qui en parle le mieux à l’Huffington Post, Akhenaton : « […] Ce ne sont pas des « Robin des bois », ce sont des délinquants ultra-libéraux. »

Un problème générationnel ou éducationnel ?

Ni l’un, ni l’autre : nous avons beau jeu de taper avec raison sur les soixante-huitards, ils risquent leur peau comme nous aujourd’hui, coincés entre la baisse des retraites et le chômage des seniors. La critique du néo-prolétariat n’y changera rien. Maintenues sous perfusion, la crainte (chômage) et la distraction (média) annihilent tout mouvement.

«  La problématique libérale oppose les générations, les peuples de différents pays, et pour certains même les ethnies. »

Le problème est évidemment l’ultra-libéralisme, la compétition financière. La problématique libérale oppose les générations, les peuples de différents pays, et pour certains, même, les ethnies. Étonnamment, c’est Michel Rocard qui vient mettre un coup de pied dans la fourmilière devant un parterre d’agents immobiliers en citant Keynes : « Ce seront les peuples capables de préserver l’art de vivre et de le cultiver de manière plus intense, capables aussi de ne pas se vendre pour assurer leur subsistance, qui seront en mesure de jouir de l’abondance le jour où elle sera là. »

Tant que nous chercherons à répondre à une unique demande de compétitivité, sans projet, sans vision à long terme, la guerre « de tous contre tous » continuera.

Source : https://42mag.fr/